Appel à communication

RJS2021 - Appel à Communication [PDF]

 

L’improbable n’est pas un concept très fréquenté de la sociologie.

Pourtant, il n’est tout compte fait que le corrélat du probable. La tension entre clos et ouvert, entre déterminisme et imprévu est au cœur des vies humaines, individuelles et collectives. Aucun système humain ne vit dans un périmètre clos, et selon des déterminismes stables et inclusifs. Ce qui fut vrai au XXe siècle, à l’heure des sociétés nationales, l’est encore plus aujourd’hui, à l’heure où les territoires de l’activité humaine se démultiplient, s’enchevêtrent, se transnationalisent.

Les loupés de la reproduction sociale sont connus de la sociologie, et ne sauraient être traités comme des loupés de la sociologie même. Le projet de ces dixièmes Rencontres est justement de placer le focus sur l’articulation du probable et de l’improbable dans l’étude de la jeunesse, sur les tensions entre les conditions sociales et la créativité des acteurs et actrices, et sur les parcours/situations qui en résultent pour les jeunes : franchissements de frontières catégorielles et de frontières territoriales, émergence de nouveaux types sociaux caractérisés par ce qu’ils et elles ne sont plus, sans être qualifiables de façon simple par ce qu’ils et elles sont devenu·es : celles et ceux qu’on nomme parfois improprement des transfuges.

A cette fin, ces dixièmes RJS encouragent l’examen des articulations entre conditions sociales et institutionnelles, logiques et résultats de l’action sociale ; ceci sans exclusive, conformément à la tradition d’ouverture théorique et méthodologique de nos Rencontres. Le vocabulaire conceptuel de l’action située pourra être mis à profit : mobilisation, mobilité, bifurcations, obstacles et sanctions, ressources, partenaires et adversaires, recomposition des identités (Brubaker, Cooper, 2000), mise à l’épreuve des institutions (Lagroye, Offerlé, 2011).

Il ne s’agit pas de nier le poids persistant de la reproduction sociale via notamment les socialisations familiales et l’école (Bourdieu, Passeron, 1970 ; Peugny, 2013). Aujourd’hui en France, pour ne prendre que cet exemple, alors que près de la moitié des enfants de cadres deviennent cadres eux-mêmes, c’est le cas de seulement moins de dix pour cent des enfants d’ouvriers (Insee, Enquête FQP, 2014-2015). Ceci est souvent attribué à une « panne de l’ascenseur social »[1]présupposant que celui-ci ait un jour fonctionné et qu’il suffirait de volonté et de mérite pour le prendre et s’élever dans la hiérarchie sociale.

Pour autant, le déclassement ou l’ascension sociale existent. Bourdieu lui-même, fils d’un père facteur et d’une mère issue de famille paysanne, a accompli une trajectoire à laquelle son milieu d’origine ne le prédisposait pas. La non-reproduction, point aveugle de la théorie de la reproduction, pose la question du passage d’une catégorie sociale à une autre en interrogeant les irrégularités statistiques. Si ces cas singuliers ne vérifient pas la règle générale, ils ne permettent pas d’infirmer ou de nier la théorie de la reproduction. Ces parcours improbables permettent à la fois de mieux comprendre le statut et la portée de ces exceptions, mais aussi interpellent les régularités elles-mêmes, voire tendent à les asseoir.

A l'expression « transfuge de classe », apparue en sociologie au début du XXe siècle, souvent abrégée en « transfuge », on préfèrera, à l’instar de Chantal Jaquet (2014), la notion de « transclasse », le préfixe trans renvoyant à la notion de mouvement, de transition, « de passage de l’autre côté ». Les transclasses désignent ainsi les individus qui, seuls ou en groupes transitent d’une classe à l’autre de manière a priori improbable et voient alors leur capital économique, culturel et/ou social changer, en tout ou partie : enfant de classe populaire devenu·e patron·ne d’entreprise, intellectuel·le reconnu·e, sportif·ive de haut niveau, artiste célèbre, etc. ou inversement un·e membre de classe favorisée devenu·e ouvrier·ère, manœuvre, employé·e peu qualifié·e.

Outre la mobilité sociale des transclasses, la non reproduction peut également se manifester par des dérogations voire des transgressions de normes éducatives, professionnelles, sexuelles, migratoires, …

Les dixièmes RJS proposent donc d’explorer les marges, les passages vers un autre milieu social, un autre pays, une autre profession, un autre genre… Il s’agira d’étudier les parcours, non seulement à travers les points de départ et d’arrivée, mais aussi dans leurs étapes et les accidents de leur déroulement. Quels sont les facteurs, les contextes sociaux, historiques, économiques, politiques, générationnels… qui permettent de franchir les barrières voire de transgresser les assignations ?

Ces questionnements pourront être abordés notamment selon quatre grands axes : éducation, travail et emploi, migration, genre. Ces axes ne sont ni exhaustifs ni étanches. Ainsi, des travaux qui interrogent la question des trans- et de l’improbable en matière de famille, de culture, de religion… ou qui abordent de façon transversale les différentes dimensions sont également attendus

Axe éducation : Il s’agira de questionner le rôle de l’école comme vecteur d’ascension sociale. Si sa fonction sélective a été depuis longtemps pointée du doigt (Durkheim, 1922 ; Sorokin, 1927 ; Bourdieu et Passeron, 1964), permet-elle pour autant à certain·es de passer les frontières sociales ? Qu’en est-il par exemple des dispositifs visant à diversifier les viviers de recrutement des classes préparatoires aux grandes écoles ? Permettent-ils réellement une diversification sociale des élites ou les pratiques et recrutements observés sur le long terme restent-ils inchangés ? (Lambert, 2010 ; van Zanten, 2010). Quels remaniements identitaires ces expériences induisent-elles chez les jeunes concernés ? (Pasquali, 2014). A l’inverse, qu’en est-il des enfants de milieux favorisés aux trajectoires scolaires chaotiques voire défaillantes ? (Henri-Panabière, 2011)

Axe travail et emploi : Malgré la persistance des liens entre origines sociales et positions professionnelles, il semblerait que ces vingt dernières années, en France, ces liens se soient relâchés, les trajectoires ascendantes seraient plus fréquentes (Goffette et Vallet, 2018) tandis que les situations de déclassement auraient tendance à s’enraciner (di Paola et Moullet, 2018). Comment ces phénomènes et leur évolution peuvent-ils être mesurés (Hugrée, 2016) ? Qu’en est-il aux différentes strates de la hiérarchie sociale, ailleurs en Europe et dans le pourtour méditerranéen ? Il s’agira également de dégager les déterminants et les freins à la mobilité sociale et d’en explorer les conséquences individuelles et collectives (de Gaulejac, 2016).

Axe migration : Dans la région Europe-Méditerranée, la migration des jeunes prend des formes très contrastées. Elle s’assortit souvent de souffrances et d’épreuves (Bontemps et al., 2018 ; Arab, 2009 ; Lorcerie, 2010), mais pas toujours (Bidet, 2017). Elle peut être sud-nord ou est-ouest, mais pas seulement (Le Houérou, 2007). Tout un courant de travail s’intéresse aux compétences que déploient les individus dans leurs activités transnationales (Tarrius, 2002). Les jeunes descendant·es de migrant·es ont aussi des pratiques à caractère transnational, qui pourraient être davantage décrites (Beauchemin et al., 2015 ; Crul et al., 2012). Qu’il·elles aient migré ou soient né·es en France, ces jeunes vivent par ailleurs des formes multiples de franchissement de frontières sociales et socio-spatiales qui les confrontent peu ou prou à l’improbable : adoption de la nationalité du pays de résidence et double nationalité (Ribert, 2006), mise à distance du quartier HLM (Santelli, 2007), mobilité sociale et identitaire (Beauchemin et al., 2015).

Axe genre : La socialisation primaire fait très tôt acquérir à l’enfant les savoirs, savoir-être et savoir-faire correspondant à la définition du masculin et du féminin (Duru-Bellat, 2017). Dans la famille, à l’école, puis plus tard dans le monde du travail et dans la vie amoureuse et sexuelle, les unes et les autres suivent, le plus souvent, des destins sexuellement définis. Qu’en est-il pour celles et ceux qui transgressent ces normes de genre ? Les jeunes filles et garçons qui s’engagent en formation et/ou sur le marché du travail dans des bastions masculins ou féminins (Couppié et Epiphane, 2017, 2018 ; Lemarchand, 2017 ; Olivier, 2015), qui se détournent de l’hétérosexualité ou cheminent vers la transidentité... font-il·elles les frais de leur appartenance à leur catégorie de genre et l’objet de sanctions pratiques ou symboliques (Alessandrin et al., 2014 ; Beaubatie, 2017 ; Buisson-Fenet et Kerivel, 2019 ; Butler et Fassin, 2005) ?

Axe pandémie : La crise sanitaire, sociale et économique déclenchée par la pandémie illustre l’irruption de l’improbable dans les sociétés organisées. Elle permet de requestionner chacun des axes précédents, quant à ses conséquences sur l’éducation, la formation, l’emploi et le travail des jeunes, sur leur migration (y compris dans le cadre de leurs études), l’expérience genrée… et dont il importera d’apprécier l’ampleur et le caractère plus ou moins inédit. Les communications en lien avec cet axe tenteront d’appréhender ces effets sous ces différents aspects. Elles concerneront les modalités de formation et d’études pendant le confinement, celles d’un stage ou d’une (première) activité professionnelle en télétravail, ses conséquences sur l’accès à l’emploi et plus largement sur les parcours professionnels des jeunes. Dans quelle mesure cette crise sans précédent va-t-elle reconfigurer le paysage sectoriel d’entrée dans la vie active ? Par exemple, le commerce et l’hôtellerie-restauration, secteurs traditionnels d’entrée dans la vie active, accueilleront-ils toujours plus du quart des jeunes se présentant sur le marché du travail ? La crise sanitaire a-t-elle modifié l’attractivité de certains métiers, notamment ceux fortement féminisés de la santé et du soin aux personnes s’ils s’avèrent être revalorisés ? Par ailleurs, les expériences vécues au cours de ce confinement ont-elles eu des effets inattendus sur les représentations et comportements des jeunes ? Les rapports à la formation et au travail seront-ils reconsidérés à l’issue de cette période ? Les inégalités se sont-elles ou vont-elles encore s’amplifier ? Ce contexte entraînera-il une accentuation des situations de discrimination auxquelles certaines catégories de jeunes (femmes, enfants d’immigré·es, migrant·es…) font déjà face ? Les mouvements de migrations vont-ils être ralentis à moyen et long termes ? Cette crise, par son avènement improbable rend-elle plus probable les parcours atypiques, les ruptures, bifurcations, mobilités sociales, professionnelles, géographiques… ?

En outre, au-delà du thème central, ces Rencontres seront aussi l’occasion de réunir des ateliers des différents champs disciplinaires des sciences sociales (sociologie, économie, histoire, démographie, philosophie…) consacrés à des thématiques récurrentes des RJS depuis leur création (formation, accès à l’emploi, socialisation professionnelle, réseaux de sociabilité, pauvreté, inégalités sociales, citoyenneté, rapport au politique et expressions collectives).

[ Références ]

ALESSANDRIN A., ESPINEIRA K., THOMAS M.Y. (2014), Tableau noir : les transidentités et l'école. Éditions L'Harmattan.

ARAB C. (2009), Les Aït Ayad: La circulation migratoire des Marocains entre la France, l'Espagne et l'Italie. Rennes, PUR.

BEAUBATIE, E. (2017). Transfuges de sexe. Genre, santé et sexualité dans les parcours d'hommes et de femmes trans' en France, Thèse sous dir. de Michel Bozon, soutenue le 17 mai 2017.

BEAUCHEMIN C., HAMEL C., SIMON P., dirs. (2015), Trajectoires et Origines. Enquête sur la diversité des populations en France. Paris, INED, Préface de François Héran.

BIDET J. (2017), « ‘Blédards’ et ‘immigrés’ sur les plages algériennes. Luttes de classement dans un espace social transnational », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 218, p. 64-81.

Bontemps V., Makaremi C., Mazouz S., Bernard H., Carolina B., et al. (2018). « Entre accueil et rejet. Ce que les villes font aux migrants », Le passager clandestin, dir. Agier M.; Le Courant S., pp.159.

BOURDIEU P, PASSERON J-C. (1964), Les Héritiers. Les étudiants et la culture. Paris, Les Editions de Minuit.

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Couppié T. et Epiphane D. (2017), « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme ? Les débuts de carrières des jeunes femmes diplômées des filières scientifiques sont-ils aussi prometteurs que leur réussite scolaire le laissait présager ? », A. Dupray et E. Quenson (dir.), Sept ans de vie professionnelle des jeunes : entre opportunités et contraintes, Octarès Éditions, p. 141-158.

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[1] « Pauvreté : comment débloquer l'ascenseur social, en panne depuis quarante ans ? », France Info, 13/09/2018 ; « La longue panne de l’ascenseur social », La Croix, 27/02/2019 ; « La panne de l’ascenseur social coûte très cher à la France », Le Figaro, 12/06/2019 ; « Comment réparer l'ascenseur social ? », France Inter, 16/07/2019. Voir aussi l’essai d’Aziz Senni, L’Ascenseur social est en panne... J’ai pris l’escalier, Paris, éd. L’Archipel, 2005.

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